Ce CD présente les œuvres les plus significatives composées par Jean Perrin pour son instrument, le piano. Vous avez souhaité, Jean-François Antonioli, qu'elles y figurent dans l'ordre inverse de la chronologie, en remontant le temps.
Pour un auditeur qui entrerait en contact avec cette musique sans a priori, je pensais plus judicieux de le confronter à une manière dégagée des premières influences. Ça a le mérite de livrer d'emblée la part la plus unique et d'éviter en même temps la tentation de chercher à déceler les influences dont le jeune compositeur était tributaire.
Lorsque Jean Perrin écrit la Sonate pour piano, en 1954, peu de gens étaient au courant de son activité de compositeur, si l'on excepte le cercle restreint de ses proches, et bien sûr, les instrumentistes pour lesquels il compose successivement à cette période les sonates pour cor, pour violon, pour flûte et pour violoncelle. En somme, il écrit plutôt pour lui et pour ses intimes.
En effet, peu de gens savaient qu'il composait jusqu'à ce que quelqu'un comme Victor Desarzens le pousse à sortir de cette quasi-clandestinité. Le moment qui a tout déclenché a certainement été la création du Concerto grosso par l'Orchestre de Chambre de Lausanne en 1955.
Le 25 février de cette même année, c'est Jean Perrin lui-même qui crée la Sonate pour piano lors d'un concert de ses œuvres au Conservatoire de Lausanne.
Oui, et Denise Bidal qui assistait à ce concert lui a aménagé une entrevue avec Alfred Cortot, qui a bien voulu recevoir Jean Perrin qu'il ne connaissait pas vraiment, sinon par ouï dire. Il lui a fait jouer cette sonate, qui comportait alors quatre mouvements. Ensuite, il lui aurait dit deux choses, tout d'abord: avec votre quatrième mouvement, vous servez en quelque sorte les hors-d'œuvre après le plat principal."Il lui reprochait en fait d'avoir été un peu pléthorique en s'astreignant à combiner tous les thèmes de ce qui précédait.
Mais Cortot aurait encore dit: "C'est curieux, mais si j'étais un jeune musicien et pas la personne âgée que je suis devenue, je crois que je m'attellerais à cette sonate et que j'aimerais la jouer." Jean en avait été très touché.
Et votre propre approche de la Sonate?
En mars 1977, j'ai eu une broncho-pneumonie. Ecoutant beaucoup la radio, je suis tombé sur une transmission de cette sonate, jouée par Jean-Jacques Balet qui, à ce moment-là était le seul interprète à ma connaissance - en dehors du compositeur - à l'avoir abordée. J'ai enregistré cette émission et, devenu convalescent, mon premier geste a été de téléphoner à Jean Perrin que je connaissais à peine, sinon pour l'avoir croisé dans les couloirs du conservatoire. C'était assez hardi de ma part, car j'étais un jeune interprète qui n'avait pas encore fait parler de lui. J'ai demandé à consulter sa partition sans engagement de ma part et il m'a remis un facsimile de son manuscrit qui était en fait l'un des rares exemplaires dont il disposait. Il me l'a confié en en parlant assez brièvement et ne m'a ensuite plus demandé quoique ce soit. Si bien qu'en 1979, j'ai senti que je ne pouvais pas lui laisser le silence comme réponse et je lui ai dit: "Vous savez, j'ai lu votre sonate à grand peine parce qu'elle est écrite dans des caractères graphiquement difficiles à déchiffrer pour moi." Il a tâtonné pour savoir ce que j'en pensais: "Alors, vous avez quand même eu de l'intérêt pour cette pièce?" Là, je ne sais pas quel courage j'ai eu pour lui dire: "Oui, j'aime infiniment le premier et le troisième mouvements; je ne comprends pas complètement le deuxième mais, malheureusement, je dois vous dire que pour moi le dernier mouvement n'est pas du tout clair dans ma tête et je ne vois pas très bien ce que j'en ferais." Et à ce moment-là, il a lâché tout de go ce qui lui était arrivé chez Cortot.
Quant au deuxième mouvement, lors d'un envoi de partitions pour une fête de l'AMS, Victor Desarzens, qui faisait partie du jury, avait reproché à Jean de l'avoir noté à 3/4, comme un scherzo de Beethoven, ce qui n'en dégage pas la construction métrique et mélodique.
Alors Jean Perrin, qui, comme Bruckner, avait la touchante humilité de tenir compte de l'avis des autres, a voulu savoir si je pensais que les trois premiers mouvements pouvaient se tenir en eux-mêmes, à quoi je lui ai répondu qu'il me semblait qu'une sonate à la française, où deux mouvements lents encadrent un mouvement vif, pouvait constituer une forme très équilibrée; et qu'ici ce serait l'idéal puisque la sonate se terminerait sur un point d'interrogation plus significatif qu'un point final qui aurait épuisé le sujet. L'idée lui a plu et il a demandé à y réfléchir.
Alors, je me suis jeté à l'eau: "Si vous réduisez votre sonate à trois mouvements et que vous réécrivez le deuxième mouvement avec des mesures 12/8, 9/8 etc., je m'engage à la jouer."
Cette déclaration a agi sur lui comme un aiguillon et, avant qu'il ne s'attèle à la révision, nous avons passé en revue tous les problèmes de notation car celle-ci, peu explicite, n'aidait pas particulièrement l'interprète.…
Parce que Jean Perrin jouait surtout lui-même sa musique et que, d'autre part, comme compositeur, on a tendance à croire que ses intentions sont évidentes.
Par exemple, je trouvais très important qu'on indique que tel passage est à jouer un peu plus librement et qu'on ne s'imagine pas, parce qu'il s'agit de musique contemporaine, que tout doit être joué avec une exactitude stravinskienne qui, finalement, figerait la pièce. En entendant Jean jouer, on se disait que son jeu était très flexible.
D'ailleurs, les pianistes qui l'avaient marqué pour toujours avaient pour nom Fischer, Cortot et Backhaus. Ce qu'il admirait chez les trois, c'était une capacité de transcender l'acte instrumental et, surtout chez les deux premiers, de nous conduire dans un monde totalement immatériel. Lorsqu'il entendait le jeu d'un pianiste, il recherchait toujours cette impression qu'il avait vécue sous les doigts d'un Cortot ou d'un Fischer, c'est à dire un jeu qui recrée totalement le monde sonore. En parlant avec lui après un concert, je ne l'ai jamais vu se fâcher pour un problème grammatical dans la lecture d'une partition ou par un manque de structure ou par un jeu non maîtrisé sur le plan rythmique. Ce qui le mettait hors de lui, c'est quand le jeu était prosaïque, quand il n'y avait pas de poésie, pas d'imagination, pas d'onde sonore; à cela il était totalement allergique.
De toute manière, on n'indiquera jamais tout ce qu'il faisait, lui, dans ses œuvres.
Oui, il était d'une imagination débordante et personne ne pourra jamais jouer cette musique comme lui.
Pourtant, vous en avez étonnement retrouvé l'esprit. Etant des natures si différentes, avec des constructions cérébrales qui paraissent antinomiques, je trouve presque inconcevable que vous arriviez à reproduire un jeu qui soit si fidèle à la pensée de Jean Perrin.
Je pense que c'est une question d'empathie: c'est parce que j'ai été très sensible à la personnalité de Jean Perrin, qui était infiniment touchant et authentique, que j'en ai été imprégné. D'autant que je l'ai beaucoup fréquenté, le voyant presque quotidiennement entre 1980 et 1984 puisqu'il avait eu la générosité de mettre à ma disposition une aile de son vaste appartement pour remédier aux problèmes de voisinage que m'avait causés mon exercice quotidien.
Vous avez donc présenté la nouvelle version de la Sonate, le 4 mars 1981, lors d'un concert organisé au Théâtre Municipal de Lausanne pour fêter les 60 ans du compositeur. Cette œuvre, sous vos doigts, a infiniment plu et tous les commentaires lui ont été très favorables.
Sentant qu'il avait près de lui un interprète intéressé à ce qu'il écrivait, Jean Perrin qui avait un peu le sentiment d'avoir délaissé le piano pour l'orchestre ou l'oratorio, eut envie d'écrire à nouveau quelque chose de substantiel pour son instrument, mais dans un genre libre: il n'avait plus envie de composer une sonate mais souhaitait écrire quelque chose de plus imaginatif.
Il a donc composé les Six Préludes entre 1981 et la création qui eut lieu le 22 février 1983, à la SIMC.
La majeure partie a dû être écrite en 1982, notamment en été. Je me souviens de l'avoir entendu composer le Premier Prélude dans sa maison de Saint-Saturnin. Il l'a composé intégralement, ou presque, sous mes yeux ou en tous cas sous mes oreilles puisque j'étais dans une pièce à côté. C'est une œuvre que j'ai entendu écrire pratiquement note à note et c'est frappant pour un interprète d'assister à la naissance d'un morceau qui lui est destiné… c'est presque indiscret. Au fur et à mesure qu'il terminait l'un des préludes, il me le faisait voir et moi je venais tout de suite avec des questions car l'écriture en est beaucoup plus élaborée que celle de la Sonate où le mode d'écriture pianistique est relativement traditionnel. Les Préludes, eux, représentent une tentative de réactiver la vibration en permanence au point que quelquefois l'harmonie devient moins claire en raison des nombreuses notes complémentaires qui viennent comme noyer le poisson: il y a là une débauche d'imagination, de couleurs, de luxe sonore, de côté spectral qui donnent une perception du Jean Perrin le plus inouï.
A regarder la partition, on est frappé d'y trouver des nuances très contrastées, quasiment des nuances d'orchestre: une main pianissimo, l'autre presque forte, ce que l'on ne trouve absolument pas dans la Sonate. Je me risque à vous demander si vous avez pris une part directe dans ces indications de jeu, puisque l'œuvre vous était destinée et que, finalement, c'est vous qui alliez dégager le caractère de l'interprétation.
En fait, il était enchanté de trouver quelqu'un qui l'oblige à rendre évident, par des indications, ce qu'il fallait faire. Il avait souffert d'être imperméable pour pas mal de gens, notamment des interprètes à qui il avait confié une partition et qui, lorsqu'il les avait entendus, n'avaient manifestement rien compris de ses intentions, alors qu'elles lui paraissaient évidentes. J'avais essayé de le convaincre qu'il devait mettre les musiciens intéressés à ses œuvres sur la piste, car il n'est pas toujours facile de comprendre le fond culturel dont les choses sont issues.
D'ailleurs, on a souvent pu remarquer que la lecture de ses partitions rebutait les membres d'un jury, par exemple. Mais lorsque les mêmes personnes avait la chance d'entendre l'œuvre interprétée par Victor Desarzens ou par vous, celle-ci leur paraissait beaucoup plus intéressante que ce qu'ils avaient imaginé à la lecture de la partition.
C'est le cas de beaucoup de musiques dont on pourrait dire que la technique n'est pas l'apanage. On peut distinguer les compositeurs qui ont effectivement un bagage technique très solide, mais qui écrivent souvent des pièces un peu vides, de ceux, empiriques, qui ont quelque chose à dire mais ne trouvent pas toujours exactement les moyens pour le rendre perceptible. Jean Perrin appartient plutôt à cette deuxième catégorie; il a dû se forger sa propre technique avec ses exigences, mais sans avoir une idée très précise des forces qu'il mettait en présence, un peu comme un apprenti-sorcier qui sent qu'il est capable de mettre certaines forces en confrontation mais qui, en fait, ne sait pas très bien comment les maîtriser.
Surtout, si l'on pense à sa manière de composer par la répétition quasiment incantatoire des éléments musicaux qu'il jouait, scandait, chantait - ou plutôt gémissait - comme s'il voulait saisir et fixer une matière qui, tout à la fois provenait de lui et tendait à lui échapper.
Comme une personne qui voudrait être celle qui enfante et la sage-femme en même temps.
Pour en revenir aux Préludes, on peut être étonné de la modestie du titre: ils durent une bonne vingtaine de minutes et certains ont presque la proportion d'un mouvement de sonate.
C'est juste. Et, en fait, le côté aphoristique, il l'avait approché dans son œuvre avec certains de ses Intermezzi opus 29. Le Premier notamment, qui distille des petites pastilles est annonciateur d'une tendance qui sera beaucoup plus tard perceptible: un côté énigmatique, mais plus concentré. J'ai découvert les Intermezzi au début des années 80 et j'ai été d'emblée frappé par le Troisième. Puis j'ai adhéré au Premier; le Deuxième et le Quatrième sont toujours restés un peu plus loin dans la nébuleuse. Mais, au moment de réunir les pièces pour l'enregistrement de ce disque, j'ai survolé toute la production de Jean Perrin, y compris les tous premiers essais, la Sérénade, les pièces de 1958, de 1977, les toutes dernières esquisses aussi, et à ce moment-là, j'ai eu la conviction que les Intermezzi étaient une œuvre majeure de Jean, le terme Intermezzi étant à prendre un peu dans le sillage de Brahms.
Dans le Deuxième, le Troisième et surtout le Quatrième Intermezzo, on sent une très forte connotation d'un monde imaginaire, toujours en quête de quelque chose, dans une sorte d'errance avec quelques fulgurances mais aussi une certaine noirceur. Quant au Troisième, il est plutôt visionnaire et préfigure déjà ce que sera le Cinquième Prélude. Après un début hiératique, il devient ductile et arachnéen par un défilement de triples croches presque insaisissables, tellement fragiles, tellement peu incarnées: quelque chose d'immatériel et d'impalpable, produit d'une sensibilité à fleur de peau.
En parlant d'une "certaine noirceur", pensiez-vous surtout au "Cortège des pénitents noirs" que Jean écrira plus tard?
Oui, mais pas uniquement. En choisissant pour ses "drei deutsche Lieder" (1959-1968), des textes de Goes, Politzer et Brecht, Jean Perrin a montré l'attirance qu'il éprouvait pour des auteurs très noirs. Beaucoup de pièces de cet enregistrement sont tout à fait en rapport avec ce genre-là de monde, un monde très tourmenté, tantôt expressionniste, tantôt au contraire un peu sibyllin, en tous cas très romantique, mais à l'allemande comme on peut l'être avec toute une part de mystère. Par mystère, il faut entendre la présence que l'on suspecte, que l'on ne cesse de vérifier et que l'on ne définit jamais; on ne sait pas ce que c'est. Dans le "Cortège des pénitents noirs", il y a en même temps des grands plans sonores, des différences de vibrations très grandes mais l'impression est plutôt accablante tellement c'est stagnant…
Vous avez écrit une fois, en préface à l'édition de la Sonate, commentant le dernier accord de l'œuvre, que vous le sentiez comme: "L'acceptation provisoire de l'indissolubilité des antagonismes." Cette formule ne définit-elle que l'effet produit par ce dernier accord?
Ce qui m'a toujours frappé chez Jean Perrin, c'est qu'il avait simultanément ou alternativement des sentiments totalement opposés ou plutôt des perceptions qui lui semblaient incompatibles et qui généraient un état de conflit intérieur jusqu'au moment où il finissait par accepter que cela soit. Alors il s'en accommodait dans une sorte de coexistence consentie à l'intérieur de lui.
Que faut-il penser de son itinéraire?
Si l'on excepte une partition comme le Quatrième Intermezzo qui est l'une des œuvres les plus inattendues de sa production, en tous cas l'une des plus uniques en son genre, il n'y pratiquement pas de pages qui, par l'un ou l'autre aspect, ne nous renvoie à une partition antérieure ou postérieure. Même Mozart, lorsqu'il aime bien une formule, la reprend et la retravaille: c'est modulable, voire modulaire… Et Jean Perrin procède volontiers ainsi ; il avait quelques obsessions et souvent me revient à l'esprit cette phrase de Dutilleux, mais là prise dans son premier sens: "Un artiste a un très petit nombre de choses à dire et toujours les mêmes." Jean Perrin illustre bien cela, mais il le disait chaque fois un peu autrement. Certaines formules agissaient dans son œuvre tels des symboles auxquels il recourait lorsque le contexte le réclamait.