Jean Perrin (1920-1989)
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Jean Perrin voit le jour à Lausanne, sur les bords du lac Léman, le 17 septembre 1920. Issu d'une vieille famille vaudoise, son père Marius est historien de formation: il dédie l'essentiel de sa vie active à l'enseignement. D'origine zurichoise, sa mère Julia, née Rathgeb, est la première à l'installer au piano. Dès l'âge de cinq ans, elle l'emmène au concert, lui faisant goûter très tôt à l'art de Walter Gieseking, Alfred Cortot, Clara Haskil ou encore Arturo Toscanini. À huit ans, on le place entre les mains de Marie-Lise Moser, dont il suit l'enseignement jusqu'à son entrée au Conservatoire. Là, il intègre la classe de Geneviève André-Court, femme exigeante et cultivée qui lui concocte des programmes audacieux et souvent trop difficiles… pour son plus grand bonheur! En 1940, alors qu'il mène de front un cursus de lettres à l'Université (dont il sortira licencié en 1944), il décroche son diplôme d'enseignement. Il est alors confié à l'un des professeurs de virtuosité les plus en vue de l'époque, Charles Lassueur, disciple d'Isidor Philipp à Paris: pas sûr que l'obsession du mécanisme purement digital qu'il incarne convienne vraiment au jeune homme… Perrin tente ensuite sa chance auprès de Johnny Aubert à Genève, professeur des classes supérieures du Conservatoire de Musique réputé pour ses interprétations de Schumann et de Liszt: là encore, la mayonnaise ne prend pas, Aubert ne trouvant pas le répertoire susceptible de faire s'épanouir le talent de l'étudiant.

 

Il faut attendre les dernières années de guerre pour voir enfin s'ouvrir des horizons artistiques dignes de sa soif profonde de beauté. Parmi ces «révélations», celle incarnée par Franz Josef Hirt. Héritier de Clara Schumann par sa mère et de Hans Huber, Egon Petri (l'assistant de Ferruccio Busoni) et Alfred Cortot par ses études, Hirt fait la synthèse de ces différentes influences et offre à Perrin l'exacte nourriture qui lui manquait. Il lui transmet son savoir au Conservatoire de Berne de 1943 à 1945. Cette époque d'épanouissement en Suisse alémanique est marquée par la présence tutélaire d'un autre maître: Edwin Fischer. Elève de Martin Krause à Berlin (un disciple de Franz Liszt héritier en ligne directe de Carl Czerny), le pianiste berlinois établi à Hertenstein (sur les bords du lac de Lucerne) est l'un des premiers à s'être intéressés à l'interprétation de la musique baroque selon une vision historiquement documentée. Il entre en relation avec lui lors de ses venues à Lausanne, mais c'est surtout dans ses fameux cours de Lucerne qu'il recueille le meilleur de son art. Les années 1947-1948 marquent un nouveau pan de découvertes avec plusieurs séjours à Paris. Perrin y confronte ses premières compositions à l'esthétique sans concessions de Darius Milhaud: une approche de la musique que l'on ne peut imaginer plus antinomique avec la sienne, tributaire jusqu'ici de l'approche analytique exclusive de son maître Alexandre Denéréaz au Conservatoire de Lausanne, héritier direct de la grande tradition wagnérienne. Cet «ébranlement» salutaire est doublé d'une rencontre tout aussi essentielle: celle de Nadia Boulanger, qui renforce encore son attirance naturelle pour la musique de Stravinski. Si dans la capitale française l'intérêt se déplace petit à petit en direction du «cœur» de la musique – la composition – Jean Perrin ne délaisse pas l'étude du piano: il suit les cours d'Yves Nat, disciple de Louis Diémer, dont il profite surtout de l'art du doigté et d'une vision apollinienne des Romantiques, Beethoven et Schumann en tête.

 

Perrin prend de l'assurance. Sa médaille décrochée en 1943 au Concours de Genève a montré qu'il fait partie des jeunes artistes qui comptent de la nouvelle génération. Il a conscience toutefois qu'il ne fera jamais une carrière de grand virtuose: d'autres façons de transmettre la musique – sa musique – l'appellent. Il embrasse l'enseignement dès la fin de ses études, d'abord comme assistant au Conservatoire de Lausanne de son ancienne professeure Geneviève André-Court, puis comme chargé de cours et, dès 1951, comme professeur de piano, un poste qu'il conservera jusqu'à sa retraite en 1985. Parallèlement, il se voit confiée la classe supérieure de piano du Conservatoire de Sion, dont il est membre fondateur en 1949. Il assume également très tôt des responsabilités de critique dans la presse quotidienne, grâce à des facilités littéraires sans doute héritées des Perrin. Il signe dès les années quarante dans la Tribune de Lausanne, où l'a appelé Aloÿs Fornerod, avant de bifurquer vers la Gazette de Lausanne, où le rejoindra son ami et compositeur Jean Balissat. De 1962 à 1985, il assumera la rédaction des programmes de l'Orchestre de Chambre de Lausanne.

 

Jean Perrin étreint depuis ses plus jeunes années le crayon et le papier à musique dans le «secret» de sa chambre de jeune homme. La composition l'appelle instinctivement, mais il faudra du temps et l'attention d'amis fidèles pour la voir prendre le chemin de la lumière. La première œuvre à sortir de ses cahiers est un oratorio pour ténor, basse, chœur d'hommes et orchestre baptisé Les Perses, d'après une traduction française de l'ouvrage éponyme d'Eschyle: achevée en 1943, elle est présentée l'année suivante dans le cadre intimiste des salons de la Guilde du Livre à Lausanne sous la forme d'une «maquette» pour voix et piano. Puis c'est le silence pendant près d'une décennie. Perrin continue à composer mais ne semble pas pressé de se faire entendre du public. Il faut attendre 1952 et l'insistance de sa collègue professeure Denise Bidal pour voir ses premières notes offertes aux gens du Conservatoire de Lausanne – en l'occurrence celles de sa Sérénade op. 3 écrite une année plus tôt. Séduite, la pianiste ne s'arrête pas là: en 1954, elle l'invite à se produire dans la série de concerts de «L'Atelier» qu'elle vient de créer pour y présenter sa Sonate pour cor op. 9 aux côtés de Robert Faller. C'est l'occasion des premières critiques d'envergure, à l'instar de celle d'Henri Jaton dans la Feuille d'Avis de Lausanne qui met en exergue de nombreux traits qui deviendront caractéristiques de la musique de Jean Perrin, comme la propension à traiter le piano comme un orchestre et cette volonté proche de l'obstination d'éviter à tout prix les sentiers «balisés» de la modernité. Etape suivante: le premier concert dédié entièrement à sa musique, le 25 février 1955 à la Salle du Conservatoire, avec trois sonates au programme. Outre celle pour cor, Perrin y présente celle pour violon (op. 8) et celle pour piano seul (op. 10), qui lui vaudra notamment les compliments et de précieux conseils de la part d'Alfred Cortot et sera remaniée en profondeur en 1980 à l'initiative du pianiste Jean-François Antonioli. La machine est lancée.

 

Si le genre de la musique de chambre a tendance à mieux canaliser les assauts débridés de son instinct, Jean Perrin a conscience qu'il a encore beaucoup à apprendre dans le registre de l'orchestre. Il décide avec une humilité admirable, à près de 35 ans, de retourner sur les bancs de l'école en compagnie de son ami Jean Balissat; ce dernier, qui ne cessera à l'avenir de l'accompagner et de l'encourager dans son «chemin de croix» de créateur, est sans doute pour beaucoup dans cette décision. Leur professeur au Conservatoire de Genève, André-François Marescotti, est une personnalité de premier plan du landerneau musical genevois, élève de Roger Ducasse (le disciple préféré de Fauré) à Paris puis chantre du dodécaphonisme, et surtout spécialiste de l'orchestration, un art dont l'un comme l'autre tireront abondamment profit. Premier terrain d'expérimentation pour Jean Perrin, le Concerto grosso pour piano et orchestre op. 6 illustre bien le bénéfice qu'il y a à connaître en profondeur les rouages essentiels de l'orchestre. Achevé dans sa première version en 1952 (op. 6a) puis remanié trois ans plus tard sur les conseils de Marescotti, il lui permet de décrocher sa première exécution orchestrale: une rencontre avec Victor Desarzens, fondateur de l'Orchestre de Chambre de Lausanne, point de départ d'une collaboration extrêmement fructueuse qui durera plus de vingt ans et culminera en 1971 avec le De Profundis op. 26 composé en hommage à sa mère.

 

S'il compose par instinct, Jean Perrin se nourrit également de ses rencontres et amitiés artistiques. La plupart des œuvres écrites à partir des années cinquante sont ainsi liées à une personnalité. Parmi les plus significatives, on citera le violoncelliste Guy Fallot, qui défend ardemment la Sonate op. 11 en l'enregistrant notamment chez Philips, le chef Jean-Marie Auberson, qui lui ouvre les portes de l'Orchestre de la Suisse Romande avec le Mouvement symphonique op. 13, le quatuor de cuivres de la Tonhalle de Zurich, rencontré en 1962 à l'occasion de l'enregistrement du Concerto grosso sous la direction de Charles Dutoit et qui est à l'origine du Quatuor pour 2 trompettes et 2 trombones op. 21a (la première œuvre éditée de Jean Perrin), le violoncelliste Marçal Cervera, qui l'accompagne étroitement dans l'éclosion en 1972 du Concerto pour violoncelle op. 27, le saxophoniste Iwan Roth, dont le jeu virtuose lui inspire le Duo concertant op. 31 et le Quatuor de saxophones op. 40, la pianiste Brigitte Meyer, sa jeune collègue au Conservatoire de Lausanne pour laquelle il taille sur mesure en 1978 son Concerto pour piano op. 41, le pianiste Jean-François Antonioli, à qui il offre au début des années quatre-vingts ses 6 Préludes op. 45 en forme de remerciement pour l'avoir (entre autres) poussé à se redécouvrir et à se dépasser, ou encore le Quatuor Sine Nomine, qui crée au lendemain de sa mort en 1989 un Quatuor à cordes (op. 53) composé sous l'inspiration directe de son jeu.

 

Vers la fin de sa vie, à l'aulne d'une reconnaissance officielle tardive mais sincère, Jean Perrin bénéficie également d'une série de commandes, qui viennent étoffer l'intérêt jusque-là très mesuré des principales corporations musicales à son endroit: en 1987, à l'occasion des célébrations de son 450e anniversaire, il a les honneurs de l'Université de Lausanne pour laquelle il compose un Introitus pour orchestre (op. 52); en 1985 et 1989, son ancien employeur le Conservatoire de Lausanne pense à lui tour à tour pour son 125e anniversaire (Secundum Paulum op. 51) et l'inauguration de son nouveau bâtiment (Cantosenhal op. 54, créé à titre posthume en 1990); en 1986, le Concours international de violon Tibor Varga de Sion lui demande d'écrire un concerto en deux mouvements pour servir de pièce imposée (op. 49). On peut citer encore la musique qu'il écrit en 1983 pour le film documentaire Port-des-Prés de Pierre Smolik dédié au poète Gustave Roud, qu'il transforme en suite pour orchestre sous le titre de L'Adieu au poète op. 46b.

 

Jean Perrin disparaît le 24 septembre 1989 dans le même appartement qui l'a vu naître soixante-neuf ans plus tôt, laissant un catalogue d'une cinquantaine d'opus encore tout à conquérir. «Parmi les œuvres que lui-même reconnaissait comme les plus représentatives de son art, note Jean-François Antonioli en introduction du premier catalogue de 1982, il convient de citer le Concerto pour violoncelle op. 27 (1970), à la partie soliste totalement exempte d'effets extérieurs, la 3e Symphonie op. 24 (1966), œuvre charnière dans laquelle on perçoit un désir d'extériorisation, la Sonate pour piano op. 10 (1954/1980), l'une des pièces les plus représentatives parmi les plus anciennes, le Quatuor pour piano et cordes op. 23 (1965), dense et plein d'étrangeté, ainsi que la Marche funèbre pour grand orchestre op. 38 (1978), proche d'un expressionnisme romantique.» Reste à le faire savoir… Jean Balissat: «La musique de Perrin exige une longue maturation de la part de celui qui veut vraiment en saisir et en transmettre la signification. Dans une époque où le rendement est roi, cette démarche est de plus en plus difficile à accomplir. Car, si son œuvre existe, et c'est là l'essentiel, il importe encore que la possibilité lui soit donnée de vivre en nous.» C'est, aujourd'hui encore, la principale préoccupation de ceux qui défendent l'œuvre de Jean Perrin, à commencer par la Fondation qui porte son nom portée sur les fonts baptismaux au lendemain de sa disparition. Laissons au musicien lui-même – fine plume s'il en est – le soin d'esquisser (dans un article paru dans la revue Repères en 1981) les contours de son art et de ses influences musicales.

 

«[…] je suis resté un classique et surtout un romantique dans une époque où on l'est peu. Le passé n'est pas une curiosité archéologique, il fait partie de notre présent: il nous a enrichis et façonnés, il nous nourrit encore chaque jour, est incorporé à nous-mêmes, avec tous les présents qui s'y ajoutent et deviennent immédiatement des passés. Dès mon enfance Hindemith, Bartók et surtout Stravinski m'ont fortement marqué. Puis Berg qui correspond à un côté expressionniste de ma nature. En même temps une Passion de Bach ou le Clavecin bien tempéré, une sonate ou un quatuor de Beethoven, un concerto de Mozart, un lied ou une œuvre de piano de Schumann, Schubert ou Brahms, un chant de Mahler, une des dernières œuvres de Fauré font à tel point partie de mon univers que je réalise que les notions de temps et d'espace n'ont pas prise sur ces œuvres lorsque je les joue ou les écoute. Ou plutôt que la notion du temps change d'essence, de perspective, de profondeur. C'est peut-être pour cela que j'écris: pour sortir de moi-même et paradoxalement pour y rentrer en vivant, comme je le puis, cette mesure du temps différente qui est comme un équilibre suspendu entre la vie et la mort. Il ne s'agit pas d'échapper à son époque, à tout ce qu'elle offre d'exaltant et d'heureux et aussi d'accablant, mais de ressentir, aux travers de ces vibrations extérieures (vibrations qui nous atteignent parfois rudement), ce point de rencontre mystérieux, inhérent à chacun, qui, unissant des forces complémentaires et parfois opposées, réalise notre expérience spirituelle de la vie. Que j'écrive une musique tonale souvent, parfois atonale ou polytonale, avec des pointes de langage sériel, est un problème d'ordre technique. Tous les modes d'écriture sont possibles, car l'unité existe au-delà des diversités. Le véritable problème, d'ordre moral et psychologique, demeure pour le compositeur et pour chacun de nous, sa réalité intérieure et unique.»

 

 

© Antonin Scherrer